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[THE EUROPEAN FILES] L’HYDROGÈNE EUROPÉEN EST A LA CROISÉE DES CHEMINS : COMMENT ACCÉLÉRER ?

Le Green Deal change la donne. Afin d’atteindre la neutralité climatique d’ici 2050, des efforts sans précédent de tous les secteurs sont indispensables et le transport, qui représente un quart des émissions de gaz à effet de serre de l’Union, est en première ligne. A cette fin, la Commission européenne considère, dans sa nouvelle stratégie mobilité, qu’une réduction de 90% des émissions des transports est nécessaire, alors qu’il s’agissait du dernier secteur dont les émissions étaient croissantes… avant la crise du Covid. Cette dernière a exposé nos vulnérabilités et nous a rappelé à quel point le transport est le système sanguin de nos sociétés européennes. En raison de son caractère vital, le secteur doit ainsi trouver un juste équilibre pour accompagner la croissance économique tout en devenant respectueux de l’environnement, notamment en s’attaquant en priorité à sa dépendance aux combustibles fossiles.

 

Comment atteindre cet objectif ? « L’hydrogène propre » est une réponse fréquente. Bien que cette énergie soit connue et utilisée depuis longtemps, elle n’est considérée qu’aujourd’hui par les institutions de l’UE et les États membres comme une alternative crédible aux combustibles fossiles pour le secteur des transports. Plus généralement, la récente stratégie hydrogène de l’UE ainsi que les investissements annoncés pour le secteur dans certains plans nationaux de relance (7 milliards d’euros pour la France ; 9 milliards d’euros pour l’Allemagne) confirment le nouvel élan politique pour l’émergence d’une industrie de l’hydrogène en Europe.

 

Dans ces conditions, l’hydrogène nous permettra-t-il d’atteindre une mobilité zéro émission en Europe ? Si l’hydrogène a un rôle indispensable à jouer pour parvenir à une mobilité durable, nous, décideurs politiques, devons garder à l’esprit qu’il n’est pas la panacée. Au-delà des seules émissions au pot d’échappement, l’hydrogène est à la croisée des chemins entre des enjeux cruciaux, tels que l’énergie, l’industrie, les infrastructures ou la souveraineté. Les interconnexions entre ces divers enjeux doivent être correctement appréhendées, sans quoi l’émergence d’une industrie européenne de l’hydrogène pourrait être menacée, avec le risque de transformer une solution ancienne en un problème nouveau.

 

Un usage stratégique de l’hydrogène bas carbone pour la mobilité européenne

 

Dans la transition vers une mobilité durable, il est intéressant d’observer ponctuellement la redécouverte de technologies anciennes. À l’instar des voitures électriques, les procédés de production de l’hydrogène sont connus depuis longtemps et pourtant, nos voitures, trains ou avions n’en utilisent toujours pas au quotidien. Des contraintes physiques, doublées de raisons économiques, à savoir son manque de compétitivité par rapport aux énergies fossiles, expliquent pourquoi nous n’avons pas collectivement privilégié ce vecteur énergétique à travers le temps. Les combustibles fossiles sont abondants et accessibles à bas coût, tout en étant énergétiquement denses et facilement transportables et stockables, en particulier le pétrole.

 

A contrario, la production d’hydrogène à elle seule nécessite des infrastructures coûteuses et des quantités importantes d’énergie. Pour être vertueux sur le plan environnemental dans le cadre d’une analyse de cycle de vie, la facture est encore plus élevée pour l’hydrogène bas carbone produit par électrolyse, en raison de ses processus électro-intensifs. Ce faisant, l’utilisation directe de l’électricité restera toujours une alternative plus rentable, pour les voitures particulières par exemple, que de l’utiliser d’abord pour produire de l’hydrogène bas carbone.

 

Néanmoins, l’électrification n’est pas toujours réalisable dans les transports, en particulier pour la mobilité lourde. La priorité doit être portée vers ces activités. Si pour les camions ou les bus, sa valeur ajoutée reste à améliorer, l’hydrogène est tout simplement indispensable à terme pour décarboner le maritime et l’aviation. Ceci ne sera possible qu’en déployant des efforts considérables de recherche et d’innovation, que l’UE doit davantage soutenir, notamment pour le stockage à bord des navires et des avions (pour rappel, quatre litres d’hydrogène liquéfié équivalent en volume à un litre d’essence). Pour le ferroviaire, les trains à hydrogène pourraient être pertinents pour le transport de passagers sur des lignes trop coûteuses à électrifier. Malheureusement, nous ne pouvons que déplorer les coupes budgétaires affectant ces programmes dans le nouveau cadre financier pluriannuel, entravant d’emblée l’ambition collective et européenne pourtant indispensable vu l’ampleur de la tâche à accomplir.

 

Un déploiement européen stratégique de l’hydrogène bas carbone

 

L’hydrogène n’accuse pas seulement des difficultés de rendement énergétique durant sa production. C’est un gaz particulièrement léger. Au niveau infrastructurel, les volumes à transporter étant beaucoup plus importants qu’avec les fossiles, tous les gazoducs existants ne peuvent pas être utilisés tels quels, en parallèle des problèmes de sécurité ou de « lock-in effects » qui peuvent se poser. L’alternative, qui consiste à transporter l’hydrogène sous forme liquéfiée, par bateau par exemple, nécessite de le refroidir à -252 ° C, ce qui consomme plus d’énergie et dégrade davantage sa compétitivité.

 

Dans les deux cas, moins l’hydrogène voyage, plus il peut être compétitif et propre. Les importations devraient donc être évitées lorsque cela est possible. Cela contribuerait par ailleurs à l’émergence d’une industrie hydrogène sur le sol européen ! Du reste, nous renforçons la stratégie d’autonomie européenne en ne transférant pas notre dépendance à l’importation vers une nouvelle ressource.

 

Cependant, en raison des coûts additionnels induits, un déploiement industriel stratégique est nécessaire, avec une cartographie précise et une sélection rigoureuse des installations. L’Europe possède déjà de solides atouts à cet égard. Notre succès dépendra de notre capacité à établir des vallées hydrogène clés, telles que les ports intérieurs et maritimes, qui sont d’ores et déjà des hubs essentiels pour les approvisionnements énergétiques et industriels et représentent des portes d’entrée contribuant au report modal et de la multimodalité.

 

Une production européenne stratégique de l’hydrogène bas carbone

 

Ceci étant dit, la question centrale pour apprécier les avantages climatiques et économiques de l’hydrogène demeure la source d’électricité utilisée lors de la production. Comme l’ont montré les débats sur la taxonomie, c’est là que réside le véritable défi actuel et que l’approche européenne commune gagnerait à être plus claire.

 

La production par électrolyse consomme d’énormes quantités d’électricité. Celle-ci doit par conséquent être produite à partir de sources bas-carbone pour être climatiquement bénéfique, et avec des facteurs de charge élevés pour être compétitive. L’énergie nucléaire – l’éléphant dans la pièce – apparaît dès lors comme l’option la plus précieuse à notre disposition, et son exclusion de la classification « hydrogène propre ou vert » semble absurde. Représentant 70% de son mix électrique (mais pour combien de temps encore ?), le nucléaire permet à la France de fonder sa stratégie hydrogène sur une production nationale, lui conférant des marges de manœuvre pour favoriser son autonomie industrielle. A l’inverse, l’Allemagne, qui a progressivement supprimé ses capacités nucléaires et intégré davantage des énergies renouvelables intermittentes, oriente sa stratégie vers un recours accru aux importations. Cette approche pourrait résoudre notre objectif de réduction des émissions sur le sol européen, mais elle laisserait intacte notre dépendance vis-à-vis des pays tiers.

 

Plus généralement, l’hydrogène apparaît ici comme un cas d’école des divergences nationales rencontrées dans la transition énergétique en Europe et interroge sur la compatibilité des différentes politiques énergétiques européennes. Au cours des prochaines décennies, l’UE s’attend à ce que ses besoins en électricité augmentent considérablement en raison de l’électrification croissante des secteurs et des activités. Parallèlement, elle prévoit de décupler sa production d’hydrogène bas-carbone en se reposant sur l’inclusion croissante de sources d’énergie renouvelables intermittentes à faibles facteurs de charge. Et ce alors que les gestionnaires des réseaux électriques tirent la sonnette d’alarme sur les risques croissants de blackout dès aujourd’hui ! Sur le long terme, peut-on considérer une telle stratégie comme crédible ?

 

Un hydrogène géostratégique : l’autonomie européenne en jeu

 

Bien qu’il ne soit pas la panacée énergétique, l’hydrogène reste indispensable pour décarboner certaines activités là où il n’y a pas d’autre alternative, comme dans le cas de la mobilité lourde pour le secteur des transports. Afin d’optimiser son potentiel de vecteur énergétique, ses limites doivent être évaluées de manière réaliste et sans dogmatisme. Au-delà de l’arc-en-ciel des classifications de l’hydrogène, toutes les options sur la table doivent être considérées et appréciées par l’angle des analyses de cycle de vie, y compris le nucléaire.

 

À ce titre, il est nécessaire de cibler les usages et de déployer stratégiquement les sites en Europe pour maximiser la valeur ajoutée économique et climatique de l’hydrogène. Néanmoins, en raison de son manque structurel de compétitivité, les investissements privés et publics doivent soutenir l’innovation et contribuer à la montée en échelle de l’écosystème technologique afin de réduire les coûts de production. Parallèlement aux mécanismes publics (tels qu’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières ou des prix plus élevés du carbone), l’émergence d’un secteur européen et l’essor de champions généreront des emplois qualifiés et positionneront l’UE comme une région influente et avant-gardiste de l’hydrogène sur la scène internationale.

 

Cette fois, l’Union ne peut pas se permettre de rater le rendez-vous. Pour beaucoup, la perte du leadership industriel de l’Europe en matière d’éoliennes ou de panneaux solaires photovoltaïques demeure un souvenir douloureux. Après avoir appelé pendant des années à la construction d’une autonomie stratégique et à mettre un terme à une certaine « naïveté européenne », l’Union semble enfin se réveiller. L’enjeu de l’hydrogène est par essence géostratégique. Si nous, Européens, ne construisons pas une filière industrielle européenne autonome, sécurisée sur l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement (y compris les technologies, les équipements, les matériaux tels que le platine pour les électrolyseurs…), nous risquons à la fois de ne pas atteindre nos objectifs climatiques et d’échouer à résoudre nos vulnérabilités structurelles. Le moment est venu pour l’Union d’accélérer !

Retrouvez l’article en version originale pour The European Files (p. 55)

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